Le piégeage comme moyen de lutte contre le charançon rouge (suite)


Dans ma précédente analyse sur le piégeage, j’avais précisé d’une part que la nature chimique de la phéromone d’agrégation du CRP était connue depuis 1993 (Hallet et al, 1993, Naturwissenschaften, 80: 328-331) et que, d’autre part, aucune publication ne permettait à la société M2I d’assurer que son diffuseur de phéromone était meilleur que celui d’autres sociétés.


Je tiens à compléter cette dernière affirmation en analysant en profondeur l’article publié le 19/08/2016 par M. Dhouibi et une de ses collègues dans le vol 5/1 de la revue International Journal of Agriculture Innovations and Research (IJAIR).

Malgré ce titre ronflant, il faut savoir que l’IJAIR est classée dans la liste des revues prédatrices. Ces revues sont peu exigeantes sur la qualité scientifique des articles qui leur sont soumis. Ils y sont publiés sans contrôle préalable  d’un comité de relecture constitué de scientifique de compétence reconnue dans le domaine traité. Enfin, les auteurs payent pour être publiés.


L’article de M. Dhouibi et de sa collègue révèle tout d’abord de la part de ses auteurs une assez grande méconnaissance du CRP et de la bibliographie existante. Les auteurs semblent ignorer en particulier que la stratégie de contrôle intégrée (IPM) a été  adoptée depuis plus de trente ans pour le contrôle du CRP dans tous les pays infestés. Or, ils affirment que le succès du piégeage massif pour contrôler le CRP a été établi dans plusieurs pays y compris la Tunisie. C’est tout à fait faux ! La réunion FAO de Rome, en mars 2017, a rappelé que, pour que la lutte soit efficace, le piégeage doit être impérativement associé aux autres volets de l’IPM que sont l’inspection pour la détection précoce, l’assainissement ou l’éradication des palmiers infestés et des traitements préventifs.  

Cet article comporte ensuite des erreurs, imprécisions et contradictions nombreuses et graves tant au niveau méthodologique qu’au niveau de l’analyse des résultats. Je les détaille ci-dessous.

Mais, le plus problématique est sans nul doute le résumé qui présente une faute majeure d’objectivité scientifique ainsi que de cohérence avec les résultats et la conclusion même de l’article.

Cet article n’aurait jamais été accepté par une revue scientifique avec un comité de relecture rigoureux.


J’avais initialement prévu d’analyser également en profondeur le deuxième article publié par M. Dhouibi et al en 2017 sur le même sujet et dans la même revue mais la lecture approfondie du premier a été tellement éprouvante que je me réserve d’analyser éventuellement ce second article ultérieurement. J’ajoute qu’une lecture rapide de celui-ci révèle que plusieurs des défauts graves, de fond et de forme qui caractérisent le premier, se retrouvent dans le second.  

 

1) Une présentation partiale et inacceptable des résultats comparatifs entre le diffuseur de M2I et celui d’autres sociétés

Concernant les résultats comparatifs entre diffuseurs, je constate que ceux qui sont fournis en résumé portent uniquement sur la comparaison entre le diffuseur M2I et celui de la société Atlas Agro au lieu de porter sur la comparaison avec les diffuseurs de référence au niveau international que sont par exemple ceux des sociétés Chemtica, Pherobank ou ISCA (Faleiro 2005 ; Giblin et al 2013).
Le plus inexplicable est que M. Dhouibi et sa collègue ont justement  effectué des essais  pour comparer les captures entre pièges avec diffuseurs M2I et ISCA. Ces essais ont même été plus importants que ceux réalisés pour comparer le diffuseur M2I avec celui de Atlas Agro. Les résultats de ces essais montrent que les pièges avec diffuseurs M2I capturent trois fois moins que ceux avec diffuseurs ISCA et cela se répète sur les deux essais comparatifs qu’ils ont réalisés.
 Pourquoi M. Dhouibi et sa collègue ne donnent-ils pas ces résultats dans le résumé ?

 Pourquoi les auteurs de l’article ont-ils préféré ne garder que le résultat à l’avantage du diffuseur de M2I dans une comparaison avec un diffuseur peu connu?

C’est inacceptable d’un point de vue scientifique.

La position partiale des auteurs en faveur de M2I apparaît également quand ils présentent les diffuseurs. Ils ne disent absolument rien sur celui de ISCA. Pour celui de Atlas Agro, ils précisent juste qu’il doit être utilisé avec une capsule de kairomone. Mais quand ils présentent celui de M2I, ils donnent des informations qui ne reposent sur aucun résultat scientifique et ne font en fait que reproduire les informations fournies par la société.
Les points que je viens de relever suffisent à eux seuls pour justifier ma critique sévère de cet article. Hélas, bien d’autres points aggravent la situation.


2) Une grande méconnaissance du CRP et de la documentation scientifique.


Cet article contient des informations erronées qui dénotent non seulement une assez grande méconnaissance du CRP par M. Dhouibi mais également une ignorance évidente de la documentation scientifique disponible sur ce ravageur.

Autant le premier point peut se comprendre étant donné le manque d’expérience de ce chercheur sur cette question. (Ses premiers travaux ne remontent qu’à deux ans. A noter d’ailleurs que les quatre seuls articles publiés par M. Dhouibi sur le CRP l’ont été dans la revue IJAIR) autant le second n’est pas excusable.


J’analyse ci-après ces informations erronées :


- “The rest of the Mediterranean countries were totally infested by 1994”.
C’est bien sûr tout à fait faux. L’infestation de la plupart des pays méditerranées s’est déroulée de 2004 à 2011.


- “On this last species the weevil’s infestation occurs on the top of the tree. Such an attack pattern is due to the massive pest presence throughout the whole year, the severe damage occurring within infested trees and the late onset of the symptoms’ expression make their detection difficult.”
Rien de cela n’explique pourquoi chez le palmier des Canaries l’infestation se produit par en haut. Cela n’est d’ailleurs vrai que pour les palmiers de plus de 2 à3 mètres de stipe. M. Dhouibi et sa collègue semblent ignorer les modalités d’infestation du palmier des Canaries alors qu’elles ont été établies et publiées il y a dix ans et  ont permis d’expliquer pourquoi les attaques se produisaient par en haut chez les grands palmiers (Ferry M. and Gomez S., 2008).


- Cette méconnaissance est confirmée par la phrase suivante :

« As the eggs of RPW are deposited inside concealed places of the stem, larvae (figure 6) hatch and start destructing reaching generally the apical growth area”.

Ecrire que, chez le palmier des Canaries, les femelles pondent dans le stipe constitue une erreur grave, lourde de conséquences car elle ne permet pas de comprendre la technique de l’assainissement mécanique, pas plus que la nature et l’intérêt des traitements préventifs par douches ciblées.


- La typologie des symptômes d’infestation fournie par les auteurs démontre une sérieuse méconnaissance sur cette question, ce qui est particulièrement grave puisque la détection précoce des palmiers infestés constitue un élément absolument essentiel de la lutte contre le CRP. Les auteurs ne savent pas reconnaître un palmier infesté. Ils classent en palmier asymptomatique le palmier de la figure 1 alors que, même si la photographie est floue, ce palmier présente la physionomie caractéristique d’un palmier infesté (affaissement très visible de plusieurs palmes centrales). A noter la figure 4 avec un palmier aux palmes complètement affaissées dont la légende est « croissance asymétrique de la feuille interne » !

Puisque nous sommes dans les erreurs manifestes concernant les figures : à la figure 7, il ne s’agit pas de nymphes mais de larves ! Ou encore utilisation de mot asymptotique au lieu de asymptomatique.


- “An integrated pest management (IPM) program has been chosen as the most effective system recently developed in the countries concerned by the infestation”.
Cette affirmation dénote une grande ignorance de la littérature scientifique et des efforts engagés depuis de très nombreuses années pour contrôler le CRP.

En fait d’un système récemment développé, les programmes IPM de contrôle du CRP ont été proposés dès les années 80 (Abraham et al 1989) et constituent le modèle partout adopté depuis plus de trente ans.
Cette méconnaissance est aggravée par la conclusion que les auteurs de l’article tirent de leurs travaux : « le succès du piégeage pour contrôler le CRP a été établi dans plusieurs pays y compris la Tunisie ». C’est tout à fait faux. Il a été établi depuis longtemps (une nouvelle fois rappelé avec insistance au cours de la réunion de Rome en mars 2017) que le piégeage doit être impérativement associé aux autres volets de l’IPM que sont l’inspection pour la détection précoce, l’assainissement ou l’éradication des palmiers infestés et des traitements préventifs.  


- “Preventive and curative methods were often based on chemical pesticides, until an extended alternative has been introduced involving the use of natural enemies ([7]; [8])”.
C’est totalement faux  (A noter que les références bibliographiques 7 et 8 ne traitent absolument pas de contrôle biologique !)
Pour le contrôle du CRP sur dattier, le contrôle biologique a fait l’objet de nombreuses recherches mais celles-ci n’ont encore jamais conduit à proposer cette option comme alternative effective aux traitements chimiques dans les programmes de contrôle du CRP.
Sur Phoenix canariensis, seuls les nématodes ont été utilisés dans des traitements contre le CRP mais le coût et la difficulté des applications ont conduit assez rapidement à l’abandon de ce type de traitements qui, par ailleurs, dans des zones très infestés, se sont révélés insuffisamment efficaces. En Europe, aucun traitement phytosanitaire contre le CRP à base de Beauveria bassiana n’est encore autorisé. En Espagne, est autorisé un traitement non phytosanitaire, vendu comme renforçant la défense du palmier contre le CRP, ce qui s’apparente à de la publicité mensongère.


3) Matériel, protocoles, résultats et analyses statistiques truffés d’imprécisions, d’erreurs et d’incohérences.


- “Each site was marked by its population of stems and the density of plantation”.
Utiliser le mot tronc pour palmier est pour le moins surprenant mais surtout les auteurs de l’article ne fournissent aucune donnée sur la densité réelle des plantations et encore moins de palmiers infestés. Et pour cause : les palmiers ne sont pas plantés en plantations homogènes mais dans des espaces de dimensions et de formes très diverses et à des densités très hétérogènes. Sur chacun des sites, faire référence à une densité moyenne n’aurait guère de sens. A cela il faut ajouter que la répartition des palmiers infestés connus (sans parler de ceux qui sont asymptomatiques ou non détectés) est aussi extrêmement variable. Cette situation pose justement un sérieux problème au niveau méthodologique. Elle impose des plans d’expérimentation très élaborés avec un grand nombre de répétition pour pouvoir procéder à une analyse statistique valable. Sauf pour l’un des quatre sites d’essai, les auteurs de l’article ne fournissent aucun plan expérimental ce qui rend inexploitable les résultats qu’ils fournissent.  


- Les auteurs signalent que le modèle de piège est important mais semblent ignorer que certains modèles n’ont pas besoin d’être enterrés.


- Sauf pour un site sur quatre, les plans d’expérimentations sur les aspects répartition aléatoire et disposition en blocs ne sont pas fournis ! Cela rend impossible toute évaluation des résultats et de l’analyse statistique.


- Confusion systématique et grave entre phéromone et diffuseur de phéromone (+ éventuellement diffuseur de kairomone)


- Le diffuseur d’ISCA (phéromone et kairomone) figure bien sur une image mais est oublié dans le paragraphe décrivant les diffuseurs !


- Les dates d’expérimentation ne sont fournies que dans un seul essai sur quatre !


- Sur le site de Carthage, on nous parle d’une deuxième expérimentation pour comparer les diffuseurs M2I et ISCA mais on ignore si les conditions de la première expérimentation, en dehors du diffuseur de phéromone, ont été maintenues ou pas. Si oui, cela voudrait dire que l’essai serait conduit avec seulement un seul piège dans des conditions similaires !

- Essai sur l’influence de la couleur jaune des pièges mais pour cette couleur, le modèle de piège est très différent de celui utilisé pour les couleurs blanche et noire ce qui bien entendu fausse les résultats.

- Les auteurs écrivent que sur chaque site ont été testé différentes densités de piégeage alors que c’est faux pour 2 des 4 sites.

- Il est précisé que l’eau et l’attractif alimentaire sont remplacés tous les 15 jours dans un endroit du texte mais toutes les semaines à un autre endroit.

- Idem concernant l’attractif alimentaire : dans un endroit des dattes seules ailleurs des dattes plus de morceaux de stipe.

- Un détergent est ajouté dans les pièges mais la nature et la concentration du détergent ne nous sont pas précisées.

- A aucun moment, les résultats de captures dans les pièges ne sont fournis en relation avec l’unité de temps !

- Les auteurs donnent curieusement des résultats différents entre la proportion de mâles capturés et le sexe ratio.

- Des données fournies avec une précision jusqu’à la quatrième décimale, ce qui n’a aucun sens.

- Utilisation du test du Khi 2 sans que le risque d’erreur retenu soit précisé !

- Interprétation contradictoire et/ou abusive des différences de piégeage en fonction du  nombre de pièges par ha.

Les auteurs écrivent que sur le site de Carthage les résultats seraient significatifs entre 2 pièges par ha et 4, 6, ou 8 pièges par ha alors que ce résultat n’est pas vérifié pour la moitié des dates de capture!Sur le site de Saada Park, alors que les auteurs de l’article ne fournissent d’une part aucun résultat pour les densités de 1 et 2 pièges par ha qu’ils ont testées et, d’autre part, reconnaissent que les différences entre 3 et 8 pièges par ha  ne sont pas significatives (jamais à toutes les dates), ils se permettent de recommander une densité de 6 pièges par ha !
Pourquoi n’ont-ils pas fourni les résultats pour 1 et 2 pièges par ha ?


Dans le résumé, ils écrivent  que plus de pièges par ha sont nécessaires pour capturer plus d’adultes. Plus par rapport à quoi ? Doit-on comprendre que plus on place de pièges plus les captures sont importantes ce qui est en contradiction avec leurs propres résultats au moins au-delà de quatre pièges ? Les auteurs ne semblent même pas réaliser que la norme de quatre pièges par ha correspond précisément à la densité de piégeage généralement recommandé (Faleiro 2011).


- la bibliographie que les auteurs de l’article utilisent est très pauvre alors que dans le domaine du piégeage la bibliographie disponible est très riche et que des articles extrêmement importants (en particulier Vacas et al 2014) ont été publiés ces dernières années.

    Michel Ferry
    A Elche, le 14/03/18